J’ai rencontré Roger Dextre en même temps que Thierry* et Patrick**, au début des années 80. J’habitais alors Le Creusot où j’ai eu la chance d’avoir pour collègue Janine, sa sœur. C’est elle qui me l’a fait connaître. Ainsi j’ai pu découvrir la poésie de Roger, la revue Actuel qu’il m’a tout de suite offerte et les éditions Compact où il était publié. Nous avons partagé à l’époque des soirées et des week-ends à Belmont mais aussi à Lyon, des publications dans Paroles d’aube et bien des lectures. Plus tard, nous avons continué à nous voir de façon plus intermittente, à l’occasion de manifestations poétiques ou de rencontres amicales, le lien ne s’est jamais démenti, le partage de la poésie non plus. Janine et Jean-Jacques y ont contribué. Roger m’a aussi invitée à venir lire au café de la Mairie, il y a déjà quelques années. Dans ma vie, Thierry, Roger, Patrick et Mohammed*** sont là depuis si longtemps, leur présence, même lointaine, m’accompagne. La mort de Roger m’a beaucoup affectée. Lorsque Janine**** m’a demandé de participer à cet hommage, bien sûr j’ai accepté.
Être près de vous autres
A Roger Dextre qui voulait
éclairer la vie
par les pouvoirs de l’esprit
de la fraternité et de la poésie
Pour Janine, sa sœur et mon amie
grâce à qui je l’ai rencontré
Il y a des abîmes qui s’ouvrent sous nos pieds
de vivants, et nous les affrontons en solitaire
même accompagnés. Frère humain, poète
de la nuit autant que du jour, Roger
les avait pressentis avant que de les vivre.
L’esprit ne fait pas sempiternellement
la sourde oreille à ce quelque chose d’obscur,
d’inachevé, auquel l’erreur de la vie nous confronte.
Sa poésie a tenté très tôt d’en cerner le mystère
et sa quête existentielle de mieux l’éclairer,
sans prétendre pourtant en posséder la clef.
Le mal et la mort, Roger n’a jamais hésité
à glisser ses doigts et ses mots dans leur plaie,
il a égrené sur la page leur alphabet
et il a engagé la conversation sans jamais oublier
que son cœur, comme son regard et sa voix,
réclamait une lumière. Alors malgré l’effroi
il a retrouvé un peu d’espérance et laissé monter
la joie sauvage d’exister et d’écrire
en cette passante éternité qui est la nôtre
où le plein toujours appelle le vide
où le Bien apaise parfois la déréliction.
Nous voilà aujourd’hui ensemble à partager
l’absence de lui, son destin désormais cloué
à l’extrême de décembre, ligne brisée
par un seul non battement de son sang
dans sa poitrine, par un seul souffle manquant
sur ses lèvres, et c’est soudain la séparation,
la douleur de l’effacement, son silence.
Roger brûlé d’un coup et à jamais
par cet incendie qui encercle et se tait,
dont il avait parlé la radicalité dans ses vers,
mais sa voix de poète a tissé le fil
de la parole interminable
qui aujourd’hui résonne et nous réunit.
L’espace le temps l’inconnu nous débordent
mais le poème reverse la mort dans la vie
et la vie dans les mots gardiens.
N’y lisons-nous pas encore le désir et l’ennui,
la révolte et le manque qui ont forgé
sa recherche obstinée du sens et la nécessité
de sa langue ? Roger couplait à l’expérience du réel
l’éveil sensible, verbal et métaphysique
pour qu’écouter, questionner, écrire demeurent
en son ordre où est la respiration.
L’air vicié du monde, la suffocation qu’il induit,
il les combattait par ampleur reprises et joie
en son corps, dans le corps de la société
et dans celui de l’écriture qui les délivre.
Trouver le phrasé juste et sa destination
sur cette terre qui n’est à personne, et
dans cette vie qui ne nous appartient pas,
n’est pas facile, tous les poètes s’y essaient,
et il a suivi la voie tracée avant lui
par Leopardi, Hölderlin et tant d’autres,
il a habité la pensée et, répondant à l’appel
de l’écriture, il a choisi l’écart qui permet
de traverser le savoir d’un fini ouvert à l’infini.
Entrer dans l’immense fêlure et dans la beauté
jaillissante, les explorer au cœur même
des choses des êtres et de la langue,
tel a été son chemin. Il a su prêter attention
à la haute clarté des sonorités primordiales,
rêver les harmonies du cosmos et le Bien,
connaître les royaumes de la lecture,
mais aussi contempler les veinules argentées
de la prairie tout en méditant les talus d’herbes
fanées et les craquelures du ciel bleu.
Enfant de la campagne, fils d’ouvrier,
philosophe-poète, il a compris la matière,
senti l’amour parlé les souffrances de la chair
et de l’esprit. Les réalités quotidiennes
ont été son lot comme la vérité duelle du monde.
Dans les lieux agricoles ou urbains
qu’il habitait, il a vu les visages d’une humanité
trop souvent méprisée, violentée
mais aussi leur noblesse toujours naissante.
Son héritage est de parole - comme donnée
et totalement sienne, elle relie la nature à l’homme
et dans sa simplicité l’homme à l’humain.
Augmentée de son vécu d’enfant et d’homme,
de la mémoire d’histoires engendrées dans le cœur
et du travail de la langue, elle garde trace et empreinte
d’une vie avec la mort, et par-delà.
Roger luttait pour un sol de fruits partagés
pour la neige des mots, pour la primauté
de l’entendement, et il savait accueillir l’heure
de pure présence où se découvre l’autre
dans son paysage, semblable différent
par ses dons ses attentes et ses blessures.
Et il aimait les gens dans la force et la fragilité
d’un même être-là, vivant promis à la finitude.
Du travailleur écrasé sous le poids d’une machine
ou simplement sous le poids des journées, du canut
de jadis, de l’immigré d’aujourd’hui, de la femme
abusée, de l’enfant handicapé, de tous les laissés
pour compte et de tous les aimés, il a fait
dans sa poésie et en ses ateliers ces absolues
présences qu’il aidait à retrouver une voix
qui ne soit pas celle du maître mais la leur propre,
remontée du puits intérieur.
Et ainsi dans ses vers, nous les entendons
toutes, même les plus silencieuses,
comme celle de la chère mère à la cuisine
qui perpétue les soins de l’enfance en nourrissant
de mets et de couleurs, de gestes et de café
son fils malheureux du monde malade
ou de l’amour enfui, et qui voudrait tant avoir
du linge propre, et dormir, et être
près de vous autres, lui écrit-il, en famille
pour être consolé d’une vie inconsolable.
Et il est vrai que poète, il avait dans la voix
cette bienveillance transmise, et dans le sourire
cette discrète attention qui va droit à l’âme,
en même temps que dans ses yeux plissés
luisait cette douce mélancolie de ceux qui savent
le noir mais gardent foi en la fraternité et en la poésie
comme je l’ai ressentie dans l’église de Vénissieux
l’avant-dernier printemps des poètes qui a signé
notre ultime rencontre… Car d’éclats, de fragments
est faite notre vie, et de petites épiphanies,
nous nous touchons par des coups d’ailes,
et quelques phrases qui s’infinisent dans nos regards
dans nos cœurs et nos poèmes - malgré la mort.
Amis cités dans le texte d'introduction Thierry Renard * Patrick Laupin ** Mohammed El Amraoui ***
Janine Cousin (soeur de Roger) ****
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